Dans un livre récent, Julien Vidal, auteur et podcasteur engagé, fait un état des lieux des « métiers de demain » dont un nombre conséquent existe déjà, contrairement à ce que l’on pourrait croire[1]. Par « métiers de demain », cet initiateur du mouvement « Ça commence par moi » et du podcast 2030 glorieuses entend des activités professionnelles en prise avec l’état réel de la planète, les enjeux éthiques, économiques et écologiques, et le besoin de sens et de cohérence d’un nombre croissant de jeunes (et moins jeunes). Les métiers qu’il énumère sont regroupés en quatre catégorie : ceux pour « faire mieux avec moins », ceux pour « recréer du lien avec les autres », ceux pour « régénérer le Vivant » et enfin les « métiers pour rêver en grand ». Chaque profession est illustrée par un exemple concret – une banquière itinérante, une libraire engagée, un reconditionneur de produits électroniques… Dans un entretien publié dans Le Temps, un journaliste lui demande cependant : « Que diriez-vous à des personnes un peu perdues – ou « paumées » – en recherche de leur voie ? ». Réponse de Julien Vidal : « Je leur dirais qu’être « paumé » dans une société malade et déboussolée est plutôt sain et que cela n’a rien d’alarmant. Cela témoigne d’une clairvoyance, d’une capacité à s’écouter soi-même qui devrait être beaucoup plus valorisée ».
En effet, s’il existe de nombreux projets enthousiasmants – y compris la possibilité de créer son propre métier – on peut aussi être perdu·e, écartelé·e entre diverses injonctions contradictoires ou simplement en recherche d’une motivation profonde qui ne s’est pas encore manifestée. Lorsque j’enseignais l’histoire de l’art à l’Université de Lausanne, de nombreux étudiants de première année venaient me poser cette question très fréquente lorsqu’on étudie les sciences humaines : « Vais-je trouver du travail en sortant de l’université ? ». Ils étaient le plus souvent tiraillés entre leur intérêt pour l’histoire de l’art et les inquiétudes de leur entourage qui voulait pour eux sécurité financière et stabilité professionnelle. En effet, les études en sciences humaines ne mènent souvent pas tout droit à un métier défini ou à un emploi assuré. Mais il me semble que l’on confond peut-être des attentes et des injonctions qui ne proviennent pas de la même strate de la réalité. D’une part, dans l’un des pays les plus privilégiés au monde, choisir un métier que l’on aime est possible, et important. D’autre part, la nécessité de devenir indépendant·e financièrement et de pouvoir payer son loyer reste impérieuse. On peut rajouter à cela une troisième dimension, celle qu’explore Julien Vidal : le besoin de sens, de cohérence – un besoin de plus en plus criant au vu de l’état de notre planète.
Comment faire coïncider ces trois aspects en une seule activité professionnelle ? Les plus chanceux·ses y arriveront peut-être assez rapidement après leur formation, mais ils·elles sont très rares. Pour la plupart d’entre nous, c’est un processus qui peut prendre des années, où l’on doit parfois exercer plusieurs métiers en même temps, accepter de faire un travail alimentaire en pratiquant sa passion en parallèle, ou tâtonner pour trouver sa voie et son équilibre entre les différentes nécessités. C’est un cheminement qui nous demande de rester à la fois en contact avec notre réalité intérieure (notre sensibilité, nos rêves, nos valeurs, nos dons et nos limites) et la réalité de notre environnement social, économique, géopolitique. Et l’on ne cesse d’interroger et réajuster cet équilibre au gré de notre évolution et des enjeux de notre écosystème. Chacune et chacun invente sa propre cuisine à partir des différents éléments en présence, et fera passer la sécurité matérielle, la liberté de mouvement, la créativité, les liens affectifs, l’engagement socio-politique, le travail sur soi et/ou l’ambition professionnelle en premier. Ces choix sont colorés notamment par notre histoire familiale et culturelle, notre personnalité, nos singularités, nos représentations du monde, notre environnement. Par ailleurs, nombre d’entre nous doivent composer avec des blessures et handicaps divers, visibles ou non, qui rendent le choix de leur formation et leur parcours professionnel d’autant plus ardu.
En conclusion, donner du sens à son métier est un travail en soi. Plutôt que de se laisser tanner par l’inévitable et fastidieuse injonction à l’innovation, il s’agit d’être humblement créatif·ve, inventif·ve et d’oser écouter ses intuitions plus que ses peurs – ou les peurs des autres. Il n’y a pas une seule réponse à la question du métier idéal, tout comme il n’y a pas une seule dimension de la « réalité »[2]. Prendre conscience de cela permet peut-être d’apaiser quelques tiraillements et craintes, et de considérer le paysage devant soi avec plus de pragmatisme, mais aussi plus d’allant. On a le droit d’essayer, réessayer, ajuster, s’arrêter, faire un pas de côté, tomber, se relever, repartir, prendre un chemin buissonnier ou choisir une voie balisée. C’est la vie, c’est mouvant, c’est intéressant !
[1] Julien Vidal, Mon métier aura du sens, Paris, Vuibert, 2023.
[2] En ce qui concerne la notion de « réalité », voir l’excellent livre de Mona Chollet, La tyrannie de la réalité, Paris, Calmann-Lévy, 2004.