Sous nos fatigues, nos découragements, nos déprimes et nos « envie de rien », il y a des élans et des joies en dormance. Derrière le gris de certains jours, derrière des semaines, des mois, des années mi-figue, mi-raisin, il y a des impulsions, des flux, des floraisons qui attendent patiemment le moment et l’espace justes pour se déployer.

Beaucoup d’entre nous, pour des raisons et à des degrés divers, ont dû très tôt replier leurs ailes, réprimer leurs élans, cacher leurs débordements de vie. Parce que le milieu dans lequel nous avons grandi était désécurisant, parce que nos parents étaient malades, absents, préoccupés, immatures, violents, en souffrance, ou parce que les circonstances économiques, politiques ou sociales étaient adverses, nous nous sommes adapté·e·s, recroquevillé·e·s, censuré·e·s, nous avons appris à ne pas déranger, ne pas dépasser, ne rien demander.

Longtemps après, devenu·e adulte, ou encore plus tard, à l’âge de la retraite, on s’étonne de ne pas avoir d’envies ou d’élans criants, de ne pas très bien savoir ce que l’on veut, de sentir comme une grande brume en soi, là où l’on souhaiterait sentir la clarté d’un soleil, la chaleur d’un feu. Parfois aussi c’est un grand vide, un « rien » qui inquiète. On se fustige, on se juge ; on trouve qu’on devrait avoir plus de volonté, d’allant, d’ouverture.

Mais prête-t-on attention à ce qui se meut discrètement en-dessous des radars ? Pourrait-on, en tendant l’oreille, entendre le chuchotement de l’enfant que nous avons été et qui continue à vivre en nous ? Pourrait-on, en écoutant bien (car il est farouche), comprendre ce qu’il souhaite, ce dont il rêve, ce qui lui fait peur, lui fait envie ? Ce qui le fait rire, rêver, s’émerveiller ?

Se mettre au diapason de tous ces élans oubliés, réprimés ou censurés en nous, c’est faire le pari qu’une part de notre être est inaltérable, inviolable, irréductible. Elle peut se faire minuscule, se cacher dans un recoin obscur et reculé de notre forteresse intérieure, certes…mais elle est toujours là. Elle attend son heure, elle attend que nous ayons le courage de lui tendre la main, l’audace d’entendre la petite chanson qu’elle murmure, douloureuse, joyeuse, vivante. Elle attend que nous prenions au sérieux sa voix discrète. Que ces envies, ces besoins, ces intuitions que nous considérons si souvent comme secondaires, nous leur donnions la priorité.

La mathématicienne et pédagogue belge Marie Milis, fondatrice d’une démarche appelée « autolouange », raconte un souvenir d’enfance qui résume d’une jolie manière ce mouvement de retrait puis d’autorisation à accomplir : « J’avais récolté des fleurs, pour maman. Toutes les fleurs que j’avais trouvées : les pompons jaunes des pissenlits, quelques clochettes de jacinthes, l’une ou l’autre touffe d’angélique, quelques tiges de millepertuis, l’une ou l’autre camomille ou marguerite, le tout agrémenté de taches colorées de fleurs qu’on voit dans les livres et les jardins. J’ai couru pour les offrir… Ma mère s’est fâchée au nom de règles inconnus dans ma sphère de bambin. Mon bouquet d’amour, parce que partiellement cueilli chez la voisine, est devenu un fleuron de honte. Quelque chose en moi s’est alors rétracté, a pris ses quartiers d’hiver pour hiberner longtemps. L’enfant chiffonné d’être blâmé pour un cadeau a eu besoin de toute la patience amoureuse avec laquelle, adulte, j’ai pu l’accompagner pour retenter ce geste simple devenu dangereux : poser mon cœur dans une fleur et l’offrir. »[1]

J’évoquerai encore, pour conclure, la poétesse américaine Mary Oliver, qui, dans le premier chapitre de son Poetry Handbook[2], décrit le rendez-vous avec l’écriture comme un rendez-vous amoureux. Pour elle la poésie est une rencontre entre la part consciente de la psyché et « quelque chose comme le cœur » qui « existe dans une zone mystérieuse et non-cartographiée : non pas inconsciente, non pas subconsciente, mais prudente (cautious) ». Si l’on n’est pas sérieux et constant dans la cour que l’on fait à cette part timide de notre psychisme, dit-elle, celle-ci ne se montrera que sporadiquement, ou pas du tout, car elle peut attendre, rester silencieuse toute une vie. Il me semble que l’on peut traduire « poésie » par « vitalité », « joie », « lumière », ou tout autre mot qui signifie quelque chose de l’ordre du très vivant, du très sensible en nous. Cette part de nous qui peut attendre longtemps, patiemment, que nous ayons le courage de lui tendre la main et de recevoir son bouquet.

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[1] Marie Milis, Exercices pratiques d’autolouange. Pour retrouver l’esprit d’enfance, découvrir le plaisir d’écrire, témoigner d’une beauté intérieure, Paris, Payot & Rivages, 2010, pp. 62-63.

[2] Mary Oliver, A Poetry Handbook. A Prose Guide to Understanding and Writing Poetry, Boston ; New York, Houghton Mifflin Harcourt, 1994, pp. 7-9.

Collage (détail) © Caroline Recher