Pourquoi se pencher sur notre passé ? Pourquoi se soucier de notre histoire – celle de notre planète, de nos sociétés, de nos ancêtres ?

Qu’on le veuille ou non, notre présent est tissé, innervé de passé. Les terres et les roches sur lesquelles nous marchons sont composées de matières anciennes. Nos manières de penser et de faire sont liées à celles et ceux qui ont pensé et agi avant nous. La psychogénéalogie et la génétique démontrent la permanence en nous d’héritages souvent inconscients. Par ailleurs, la discipline récente de l’épigénétique prouve que les épreuves de nos ancêtres ont un impact sur nos corps mêmes. Plutôt que de subir inconsciemment des héritages latents et silencieux, n’est-il pas plus fécond d’éclairer ce qui nous précède, d’essayer de comprendre de quoi nous sommes les héritières et héritiers parfois bien involontaires ?

Les personnes qui s’intéressent au passé, celles qui posent des questions à leur parents, tantes, oncles, grands-parents sur leur histoire, font fréquemment l’expérience d’une forme de résistance (passive ou active), de dérobades, de changements de sujets inopinés. Lorsqu’elles insistent, elles entendent en réponse cette phrase, sans appel : « Il ne faut pas vivre dans le passé, il faut aller de l’avant ! ». C’est que, souvent, leurs interrogations bousculent un ordre établi, un statu quo muet. Lorsque l’on creuse un peu pour comprendre certaines dynamiques, certains silences, certaines absences, on bute sur des événements tus, des émotions anciennes, inconfortables. Il ne s’agit pas seulement de drames et de traumatismes, il peut y avoir aussi des hontes, des secrets fort avouables, des demi-teintes devenues pesantes avec le temps, des oublis. Les stratégies d’évitement face au passé sont nombreuses et souvent inconscientes : déni, silence, banalisation. Cependant, éviter de regarder le passé ne le fait pas disparaître par miracle.

Anne Ancelin Schützenberger, fondatrice de la psychogénéalogie, écrit à 90 ans, dans son livre Le plaisir de vivre qui revient sur son parcours : « Il me semble que la seule liberté qu’on ait, c’est de répéter inconsciemment ou de choisir consciemment de répéter ou de se distancier de ce qui a été fait et non fait par nos ancêtres… Si on ne comprend pas son histoire et dans quoi elle s’inscrit, on n’est pas libre. »[1]. Travailler sur son histoire – que ce soit sur sa propre biographie ou sur les vies de celles et ceux qui nous ont précédé·e·s – est paradoxalement un pari sur le présent et sur l’avenir. Pour « laisser le passé où il est », autre expression fréquente, il faut d’abord l’identifier dans notre présent. C’est en écoutant entre les mots, en sondant les silences, en questionnant les récits, en enquêtant sur les circonstances domestiques, biographiques ou sociales que l’on peut transformer son histoire en quelque chose de plus riche, de plus coloré, de plus lumineux – comme lorsque, à travers un travail sur sa voix, on en déploie les harmoniques. Chaque génération transforme à sa manière le tissu des mémoires dont elle a héritées et en colore le récit.

Bien sûr que c’est le passé douloureux qui demande avant tout à être pris en considération, car il nous restreint, nous empêche, nous pèse. Mais souvent, s’y pencher, accepter de regarder les blessures et les événements traumatiques en face, c’est aussi permettre à ces mémoires de se dégeler, de s’intégrer et de se transformer[2]. De surcroît, il se cache des trésors étonnants sous certaines ruines et dans certaines malles fermées à double tour.

Voilà pourquoi les petites et les grandes histoires m’intéressent tant. Je suis profondément émue et passionnée par la manière dont chacun·e se débat, se débrouille avec son histoire, comment elle·il la reconsidère, la transforme, la recrée au gré des étapes de vie, des compréhensions successives, des éclairages nouveaux. Il y a quelque chose d’incroyablement beau et lumineux lorsqu’une histoire s’apaise par l’attention, le travail et le soin qu’on y a investi[3]. C’est véritablement un cadeau que l’on se fait à soi-même, et à celles et ceux qui nous entourent – conjoint, enfants, nièces et neveux, et même, de manière mystérieuse, à nos ancêtres.

Alors que je suis en train d’écrire ce premier article de blog, par l’une de ces joyeuses synchronicités de la vie, mon compagnon me signale le dernier livre du philosophe Charles Pépin, Vivre avec son passé, qui traite largement de tous les points mentionnés ici. « Le passé ne passe pas », dit-il en somme : il pèse, ou alors se revisite et s’intègre par le travail de réminiscence, de thérapie, de conscience ; il devient liberté de choix et d’action dans le présent et pour le futur[4].

Chacune et chacun se penche sur son histoire individuelle ou familiale à sa manière et selon une rythme qui lui est propre. Le moment juste est celui où nous sommes suffisamment construit·e·s, disponibles, celui où nous avons le courage d’empoigner cette matière invisible mais étrangement agissante. Oui, travailler sur son histoire est exigeant, et ce que j’aimerais offrir, ce sont des espaces où l’on prend des forces, où l’on se donne du courage entre « êtres humains en chemin ».


[1] Anne Ancelin Schützenberger, Le plaisir de vivre, Paris, Payot & Rivages, 2009, p. 113.

[2] C’est tout le propos des approches thérapeutiques comme le Somatic Experiencing de Peter A. Levine ou l’EMDR.

[3] Voir par exemple le très beau livre de François Garde, Mon oncle d’Australie, Paris, Grasset, 2024.

[4] Charles Pépin, Vivre avec son passé, Paris, Allary Éditions, 2023.